1ère épisode
Au terme de 160 nautiques Philéas aborde les eaux
cubaines. Nous évitons de faire escale à Santiago, la marina jouxte une
cimenterie et les jours venteux des dépôts viennent s’incruster sur le pont des
bateaux entraînant des tâches pratiquement indélébiles. Pour notre premier
rendez-vous cubain nous optons pour un lieu de choix : l’archipel des
Jardins de la Reine situé à 80 km au sud de la province de Ciego de Avila dans
la mer des Caraïbes. Sur 120 km s’étire une longue chaîne de mangrove et d’îles
coralliennes, un parc maritime de 3800 km2 le plus souvent vierge d’habitants.
La flore associe palmiers, pins et mangrove et la faune est représentée par une intéressante diversité
d’oiseaux : balbuzards pêcheurs, pélicans, bécasseaux, spatules et
aigrettes. L’eau à la pureté inégalée recèle des récifs coralliens tout
simplement splendides. L’accès aux Jardins de la Reine n’est pas aisé pour les
voyageurs terrestres, nous sommes conscients d’être privilégiés. Nous jetons
notre dévolu sur Cayo Anclitas et notre ancre en bordure de l’immense plage
déserte. L’eau cristalline dévoile des fonds de sable et de coraux et appelle à
la baignade. Nous sommes seuls dans cet univers où la nature a conservé tous
ses droits. En milieu d’après-midi un mât pointe sa girouette à l’horizon,
Aldébaran, de la flottille MédHermione nous rejoint. En annexe nous débarquons
tous ensemble sur ce petit coin de paradis. A l’issue d’une longue séance de
rafraîchissement, dans une eau avoisinant les 30°, nous arpentons la plage,
avides de découvrir les secrets de cet îlot. Ici et là des conches, et de
nombreux coquillages tapissent le sable, des crabes affolés s’enfuient à notre
approche, une raie s’enfouie dans le fond sablonneux. Nous distinguons sur le
sol de larges traces d’animaux que nous pensons être des empreintes d’iguanes.
Nous apprendrons plus tard que des caïmans habitent l’île…
Nous tentons une approche à l’intérieur de cayo Anclitas
mais la végétation est trop touffue pour y permettre une incursion. A la pointe
nord l’île s’incurve et fait place à la mangrove. La faune et la flore changent
d’aspect. Les oiseaux y abondent. Des balbuzards pêcheurs colonisent le sommet
d’arbres que je ne sais identifier. Une raie prend un bain de soleil dans
quelques centimètres d’eau. Impossible de s’aventurer davantage à pied nous
rebroussons chemin et croisons des pluviers trottinant sur la plage.
premiè |
De retour à bord nous avons la visite d’une embarcation
avec trois cubains. Ils attendent muets à la poupe de Philéas. J’engage la
discussion dans un espagnol encore hésitant. Nos visiteurs travaillent dans
l’unique hôtel situé dans la mangrove de l’autre côté de cayo Anclitas. Ils
viennent nous proposer des langoustes et prennent les commandes. Deux bonnes
heures plus tard ils sont de retour et nous procédons au troc langoustes contre
bières, et articles de première nécessité rares à Cuba : savons, rasoirs,
crayons, cahiers, stylos, etc… Le soir même, installés dans le cockpit de
Philéas, nous dégustons nos premières langoustes cubaines, face à un décor que
les plus grands restaurants auraient bien du mal à égaler. Notre séjour se
présente sous de bons auspices.
Nous appareillons le lendemain dès 8 heures pour couvrir
les 70 nautiques qui nous séparent de Cienfuegos.
Cité maritime par excellence
Cienfuegos s’élève autour de la plus grande baie naturelle du pays –88 km2-.
Dans les années 1940, Benny Morré, musicien afro-cubain, dans sa chanson Cienfuegos, honore sa ville natale par
« la ciutad que más me gusta a mi».
(1) Je retrouve cette parole inscrite en lettre imposante sur un grand
panneau planté à une extrémité du malecón, belle promenade bordant la baie.
L’une des cités les plus récentes de Cuba mais également
l’une des plus homogènes du point de vue architectural, Cienfuegos est inscrite
au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2005.
La ville est divisée en deux parties distinctes : le centre,
agrémenté de colonnades, qui abrite le Prado et le Parque Marti et Punta Gorda,
une bande de terre qui s’avance dans la baie et renferme un ensemble de palais
éclectiques du début du XX° siècle, certains comptant parmi les plus jolis
bâtiments de l’île.
Cienfuegos fut fondée en 1819 par un Français, Louis de
Clouet. Dans le cadre d’un projet visant à augmenter la population blanche de
l’île, Louis de Clouet invita quarante familles de la Nouvelle Orléans, de
Philadelphie et de Bordeaux à venir s’installer dans cette nouvelle ville,
alors appelée San Fernandina de Jagua. La colonie fut détruite par un ouragan en
1821. Les colons reconstruisirent leurs foyers et peut-être par superstition
décidèrent de rebaptiser la ville de son nom actuel, celui du gouverneur cubain
de l’époque, José Cienfuegos.
L’arrivée du chemin de fer en 1850 puis le déplacement à
l’ouest de l’industrie sucrière à la suite de la première guerre d’Indépendance
(1868-1878) favorisèrent l’éclosion de grandes fortunes dans la ville. Les
riches négociants de Cienfuegos pour asseoir leur position sociale firent
construire de somptueux édifices.
Le 9 avril Philéas s’engage dans un chenal interminable
mais bien balisé, débouchant dans la grande baie de Cienfuegos. Il chemine
entre des falaises, l’hôtel moderne Pascaballos à l’architecture peu esthétique
et le Castillo espagnol construit en 1745 pour protéger les navires espagnols
des pirates et des corsaires. A proximité du château se dressent des maisons
marquées par le temps, des barcasses assurent le transport des habitants d’une
rive à l’autre. Sur un imposant panneau placé à l’entrée du couloir
d’accès, l’inscription « Bienvenido Socialista » donne le
ton.
De nombreux pêcheurs, le visage dissimulé sous leur chapeau, et installés sur des barques mouillées en file indienne semblent surveiller nos faits et gestes. Certains répondent à nos salutations d’un geste de la main.
Nous sommes désormais autorisés à mettre pied à terre et
invités à remplir un contrat de mouillage chez le maître de port. Son bureau
est dénué de tout superflu : un bureau, deux chaises dont une pour le
skipper et… une banquette qui a déjà bien vécu mais fait la fierté du maître
des lieux. Un téléviseur à écran plat dénote dans cette pièce au mobilier
vétuste. Les garde-côtes se satisfont d’un téléviseur plus ancien, probablement
première génération !
Quant à notre « despacho »(3),
autorisation de naviguer dans les eaux cubaines, il nous sera rendu à notre
départ de Cienfuegos par les garde-côtes. Un visa nous est délivré pour une
durée de 30 jours. Nous quittons le quai des douanes et mouillons à quelques
centaines de mètres devant la marina. Les locaux de la marina sont vieillots et
les infrastructures rudimentaires. La propreté des sanitaires laisse à désirer
et l’eau ne parvient à la pomme des trois douches disponibles qu’avec
parcimonie. Un bar, apparemment récent, offre aux plaisanciers des boissons
fraîches tandis qu’un magasin sommairement achalandé propose surtout de l’eau,
de la bière, un peu d’alcool, quelques rares boites de conserve et du café. Un
service de laverie, bien pratique, centralise le linge pour un nettoyage en
ville.
La marina est implantée à Punta Gorda, l’ancien quartier
huppé de Cienfuegos avec ses maisons à bardeaux et ses palais à tourelles. De
Philéas nous avons une vue directe sur le Palacio Azul surmonté d’une coupole
et sur le Cienfuegos yacht club d’apparence très sélect. La ville distante de 3
km est accessible en empruntant le Malecón, promenade longeant le bord de la
grande baie puis l’avenue Paseo del Prada, la plus longue artère de Cienfuegos.
le malecon |
Quantité d’édifices néoclassiques et des colonnes peintes dans des tons pastel,
l’ensemble défraichi par le temps, bordent le boulevard. Les installations électriques laissent
perplexe. De surprenants mélis-mélos de fils s’enchevêtrent au sommet de
poteaux avant d’aller alimenter les habitations en électricité. Visiblement les
normes de sécurité sont inexistantes. Pour notre première sortie nous optons
pour la marche à pied, propice à
l’observation de la vie quotidienne des Cienfuegueňos.
anachronisme |
Les routes de la
ville sont de vrais musées en plein air. Des véhicules des marques américaines
et soviétiques datant des années 1950 et dignes de pièces de collection y
circulent en nombre. Il est difficile voire impossible de trouver des pièces
détachées mais les Cubains ont une grande expérience dans la réparation de
fortune et ils sont capables de miracles. J’évolue en plein anachronisme sans
passer par une machine à remonter le temps…
Des bicis-taxis, vélos à trois
roues munis de deux sièges derrière le conducteur nous interpellent et nous
proposent leur service. Les calèches quant à elles n’empruntent que les rues
secondaires, le plus souvent défoncées ; elles attendent le client à
proximité de la zone piétonne ou des monuments historiques. Nous flânons à
l’envi dans Cienfuegos en toute sérénité, Cuba à la réputation d’un pays où
l’insécurité n’a pas cours. Quel contraste avec la Jamaïque !
Arc de triomphe |
Le parc José Marti constitue le cœur du quartier
historique. A son extrémité ouest un arc de triomphe commémore l’Indépendance
cubaine. Un porche doré conduit à une statue en marbre de José Marti, homme
politique et philosophe. Des édifices majestueux tous restaurés grâce aux fonds
de l’UNESCO ceinturent le place : cathédrale de la Purisima concepción de
1829, théâtre Tomas Terry de 1887, le collège San Lorenzo de 1920, le palais de
Gobierno pour ne citer que ceux-là. L’ancienne résidence de Louis Clouet,
fondateur de la ville, transformée en boutiques de souvenirs y est le plus vieil
édifice.
A proximité du parc une rue piétonne jalonnée de boutiques
héberge un magasin d’alimentation d’Etat. Les Cienfuegueňos y font la queue à
l’intérieur pour s’y procurer viande, farine et épicerie en fonction des
arrivages. Dans les diverses échoppes rencontrées nous trouverons toujours à
peu près les mêmes produits, le choix est limité. Cuba n’est pas l’endroit
idéal pour parfaire l’approvisionnement du bord. En revanche le marché offre
une grande diversité de fruits, de légumes et même de viande, principalement du
porc et du poulet. Tous les morceaux sont proposés. La veille nous avons
assisté au débarquement d’un camion de têtes de porc destinées à la vente. A
l’entrée du marché des rabatteurs proposent des œufs par plaque de 30. Le prix
annoncé en pesos convertibles(4) est
exorbitant. Après négociation il
est divisé par quatre. Ce marché parallèle très lucratif permet néanmoins de se
procurer des produits difficilement trouvables. Nous partageons les œufs avec
un autre voilier de la flottille. Dans une rue parallèle à la zone piétonne
j’ai repéré une boulangerie. Là aussi il s’agit d’arriver au bon moment. Aux
heures de fin de cuisson du pain elle est prise d’assaut et les clients trop
tardifs n’ont aucune chance de s’en procurer. Ce fut notre cas la veille. Je
m’enquiers donc de l’heure de disponibilité de la fournée en cours et me
présente dix minutes avant pour grossir la queue d’attente déjà constituée sur
le trottoir.
Au début du XIXème siècle Trinidad devint la capitale du
Departamento Central. Des centaines d’exilés français s’y installèrent fuyant
une rébellion d’esclaves à Haïti et mirent sur pied cinquante petites sucreries
dans la proche vallée de los Ingenios au nord-est de la ville. Le sucre supplanta
le cuir et le bœuf salé. Au milieu du XIXème siècle la région produisait un
tiers du sucre du pays. Le décor architectural de la ville témoigne de
l’opulence de cette période.
Les guerres d’Indépendance sonnèrent le glas de cet âge
d’or. Les plantations de canne à sucre furent dévastées par les combats.
L’industrie ne s’en releva jamais.
Sa renaissance Trinidad la doit au tourisme lorsqu’une loi
pour la protection de la ville historique fut promulguée. Classée monument
nationale en 1965 elle est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1988.
Depuis elle attire un flot continu de visiteurs étrangers. Les rues pavées, les
demeures d’époque, les églises imposantes et les cours fraîches distillent une
atmosphère coloniale particulière.
Toutes les rues de la ville mènent à la
plaza Mayor, place entourée de quatre édifices imposants au cœur du centre
historique. Elégante et distinguée avec ses tons pastel, elle concentre les
plus belles demeures coloniales édifiées entre le XVIIIème siècle et le XIXème
siècle par les grandes familles locales. Certaines sont transformées en galeries
d’art ou en musées.
enchevêtrement de fils électriques |
En dehors du centre historique et des endroits
touristiques nous observons avec intérêt les scènes de la vie quotidienne. Le
spectacle est dans la rue et ne cesse de nous surprendre à chaque
instant ; des vendeurs d’aulx arpentant les rues, des cireurs de chaussures
installés sur les trottoirs, des quartiers de viande suspendus en plein air
chez le boucher du coin, des transports de charges lourdes par des ânes, des
marchands ambulants de fruits et légumes,
des automobiles du début du XXème siècle faisant concurrence aux
tricycles et aux calèches…
Les fils électriques sont, ici aussi, fixés de façon
anarchique aux poteaux plantés le long des habitations. La ville semble être un
chantier permanent ; des tas de gravats s’agglutinent ici et là sur le bas-côté
des rues. Le dépaysement est total.
Au terme d’une journée de flâneries fort intéressantes
nous quittons Trinidad avec des images insolites en mémoire.
Nous mettons à profit notre dernier jour d’escale à
Cienfuegos pour nous approvisionner en produits frais et pour nous imprégner
davantage encore de l’atmosphère si particulière de cette ville.
Nous appareillons pour Guano del Este le 15 avril dès la
remise de notre despacho(1) par les garde-côtes.
(suite de notre séjour dans les épisodes 2 et 3 de la saga Philéas à Cuba)
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(1) la ville que je préfère
(2) Jinetera : rabatteuse.
(3) despacho : autorisation de naviguer dans les
eaux cubaines
(4) Deux
monnaies circulent à Cuba : le peso
national (CUP) utilisé par les Cubains et le peso convertible (CUC) utilisé par
les étrangers. Seuls les CUC peuvent être échangés contre une monnaie extra-nationale. Au marché dans les
magasins d’Etat et les boulangeries, seule la monnaie nationale a cours.