Pas de grasse matinée pour
l’équipage ce matin, le réveil est un peu difficile, une petite heure de
sommeil aurait été appréciée. L’humidité de la nuit déposée sur le pont de
Philéas n’a pas le temps de s’évaporer que déjà l’ancre est relevée. Nos
voisins sont encore dans les bras de Morphée, Philéas glisse en silence vers la
passe. Dans la baie Feret, la mer elle-même semble encore endormie : un
vrai miroir. Seuls les pêcheurs sont déjà à l’ouvrage, nous les saluons au
passage. Un dernier regard vers l’île à Vache qui s’éloigne doucement.
Aucune surprise, Éole souffle
d’un secteur Est-Nord Est, sans conviction. Philéas revêt avec coquetterie sa
robe légère bleue et blanche, le spi est hissé et se gonfle avec orgueil.
Changement de tenue et de style pour la nuit, le génois tangonné prend le
relais. Le ciel est dégagé. La constellation d’Orion veille au-dessus de
Philéas. La lune prend son temps pour dévoiler son auréole lumineuse. Le
sommeil, sournois, me guette, je lutte pour rester éveillée, je me débats,
aucun feu de navigation à l’horizon qui pourrait fixer mon attention. Mes
quatre heures de quart s’égrènent avec une lenteur inhabituelle… L’heure de la
relève arrive enfin, le combat est terminé,
je plonge sans peine dans le pays des rêves.
Vers 13h00 la Jamaïque est à
quelques encablures, nous franchissons le portail imaginaire et accostons à la
marina de Port Antonio. Deux voiliers MédHermionistes et les autorités locales
nous attendent : service phytosanitaire, douaniers, gardes-côtes défilent
à bord. L’opération porte ouverte s’étale sur plusieurs heures. L’inspection de
la cambuse ouvre le ban de cette grande revue administrative. Philéas et son
équipage sont déclarés sains, nous pouvons mettre pied à terre, affaler notre
pavillon de demande de libre pratique(1) et … saisir les stylos pour
remplir les multiples formulaires réglementaires exigés par les différents
services. Si les formalités monopolisent une bonne partie de l’après-midi, le
skipper évite la contrainte de devoir se déplacer à l’autre bout de la ville.
Tout s’effectue à bord, à la marina, les intervenants sont courtois et
exécutent leur travail sans zèle excessif. Nous avons bien entendu pris soin de
ranger soigneusement Philéas avant notre arrivée. Un intérieur présentable fait
toujours meilleure impression qu’un bateau désordonné.
Port Antonio est un port ravissant, lové dans un site
calme et reposant. Harmonie, sérénité, langueur tropicale et parfum de
colonialisme britannique, la marina possède un charme indicible, un peu hors du
temps. La ville a conservé une architecture coloniale dont les plus beaux
vestiges subsistent sur la colline de Tichfield jadis prisée pour sa vue
plongeante sur la baie et pour sa fraicheur par les riches planteurs et
négociants fortunés.
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Port Antonio |
Au centre ville le contraste entre les restes de
l’architecture géorgienne et les toits en zinc des bâtisses populaires est
saisissant. Les rues grouillent d’une foule bruyante et indisciplinée.
Assourdissante cacophonie de klaxons, d’éclats de voix, de musique disparate et
déjantée à faire exploser les tympans, circulation anarchique –ici les
conducteurs marseillais feraient figure d’enfants de cœur- envahissent
continuellement les rues de Port Antonio et avec davantage d’intensité encore
aux heures de pointe. Quel contraste avec la marina, véritable havre de paix où
nous apprécions le silence après une journée dépaysante de vagabondage jamaïcain.
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Kingston |
Après une bonne nuit de repos, chaussés confortablement
nous sommes prêts pour une rencontre avec la capitale. Kingston se situe à deux
heures et demie de route de Port Antonio. Nous optons pour la formule immersion
totale et empruntons les taxicos, bus locaux. Les passagers s’entassent au
maximum sur les sièges et banquettes. Pas question de partir avec des places
vacantes. Près de quarante personnes s’entassent dans le minibus prévu pour
vingt-cinq. Formidable gestion de l’espace ! Serrés les uns contre les
autres, les passagers coincés entre voisins de droite et de gauche, les sacs
posés entre les jambes ou sur les genoux, ne peuvent espérer être mieux calés…
Impossible de bouger sauf peut-être le petit orteil ! Mieux vaut ne pas
être sujet aux crampes. Les strapontins défoncés menacent de s’écrouler.
L’expérience n’est pas nouvelle pour nous, nous y avons goûté plusieurs fois
dans les Antilles non françaises. En revanche pour Alain cette immersion est un
baptême. Notre chauffeur emprunte la route côtière puis très vite pénètre à
l’intérieur des terres. La route flirte progressivement avec la région des
Blues Mountains plus arrosée encore que celles de la côte est. Plus de la
moitié du pays dépasse 300 mètres d’altitude. De petites chaînes de montagnes
s’étendent du nord au sud modulant le pays en une géographie tumultueuse. L’intérieur
de l’île est sculpté par de profondes vallées à la végétation luxuriante et aux
abondantes cultures de fruits tropicaux : papayes, fruits (de l’arbre) à
pain, bananes, avocats, corossols, caramboles, anones… salade de fruits jolie
jolie.
Notre parcours est ponctué de multiples arrêts dans les
villages traversés. La plupart des passagers embarqués à Port Antonio se rend à
Kingston. Les rares places se libérant sont immédiatement occupées. Le bus,
déjà bondé, non seulement ne désemplit pas mais accueille des voyageurs
contraints à rester debout derrière la porte en accordéon.
En fin de matinée nous atteignons Kingston. Construite
dans la plaine fertile de Liguanea, la capitale, tumultueuse et très peuplée se
déploie dans une vaste cuvette qui s’ouvre sur une large baie. Avant l’arrivée
des premiers colons espagnols, la plaine de Kingston était peuplé d’iguanes
d’où le nom de plaine Liguanea. Plus grande ville anglophone des Caraïbes,
Kingston est dure et sans complaisance. Peu de choses subsistent de l’ancien
passé colonial de la cité où se heurtent les genres (caraïbe, africain et
américain). Avec ses 940 000 habitants qu’elle attire comme un aimant,
l’agglomération concentre 25 % de la population jamaïcaine.
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Kingston -downtown |
Le nord ou uptown est notre premier contact avec Kingston,
zone d’expansion de la ville rassemblant des quartiers résidentiels construits
sur le modèle nord-américain. Maisons et condominiums au gazon impeccable et
aux piscines rutilantes, d’allure insolente pour les ghettos, sont
soigneusement protégés par de hautes grilles et souvent gardés. Une fois encore
nous opérons une remontée dans le temps et retrouvons le même contexte qu’en
Afrique du Sud. Rien de nouveau sous le
soleil des pays où cohabitent population aisée et pauvres
« bougres ».
Galeries marchandes et centres commerciaux ultra-modernes
et bien approvisionnés, boutiques de luxes fleurissent dans le new Kingston qui
date tout de même de 1960 mais ne cesse de se moderniser.
A ce stade de notre trajet nous assistons médusés à une
altercation fort animée –doux euphémisme-
entre notre chauffeur et les forces de l’ordre. Les policiers le
saisissent violemment, l’extirpent de son siège et le poussent sans ménagement
dans leur « panier à salade ». Les passagers protestent en paroles,
j’entends ma voisine s’indigner : « ce n’est pas un animal ! » Son assistant en charge du
paiement des billets tente de s’interposer et se retrouve à son tour
« embarqué ». Nous nous retrouvons sans comprendre à 5 ou 6 km de
notre destination, dans un bus immobilisé et entravant la circulation. Le
conducteur d’un mini bus bloqué derrière nous prend les choses, enfin… le
volant en mains, et gare notre transport en commun plus loin.
Nous restons indécis : Que faire ? Quel est donc
le problème ? Ma voisine de devant m’explique enfin que notre chauffeur
s’est arrêté sur un emplacement non autorisé. Réprimandé par un policier et
pénalisé, il s’est emporté et a répliqué sans mesurer son langage. En Jamaïque
les autorités ne font pas dans la dentelle, les contrevenants devraient le
savoir.
Une demi-heure plus tard, finalement, notre chauffeur
réapparaît quelques dollars jamaïcains en moins dans sa poche ! Nous
poursuivons notre chemin vers le sud jusqu’au terminus, la basse ville. Le changement de décor est poignant.
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Kingstown - basse ville |
Ancien centre ville historique, il a été réaménagé dans
les années 1960 en zone de bureaux pour le transformer en quartier d’affaires
et commercial. Cette rénovation a été remise en cause par la désertion
progressive des entreprises et même par les bureaux du gouvernement qui lui
préfèrent le cadre étincelant de New Kingston. Les bâtiments de la vieille
ville, dont de nombreuses parties tombent en ruines, ne peuvent rivaliser avec
le nouveau centre des affaires hérissé de hauts immeubles modernes aux façades
de verre et d’acier. Les grands hôtels de la basse ville ont fermé, seuls s’y
maintiennent quelques commerces et administrations.
Populaire et toujours bondé en journée le quartier et son
centre névralgique vivent dans une agitation bruyante et un négoce permanent.
Le quartier devient zone morte voire dangereuse dès la fermeture des échoppes.
Chacun s’empresse alors de quitter cette partie de la ville qui a mauvaise
réputation une fois le soleil couché. Mes amis lecteurs qui connaissent le
centre ville de Pretoria ou de Johannesburg s’imagineront aisément l’atmosphère
régnant à Kingston, un centre ville en tous points similaires aux capitales sud
africaines administrative (Pretoria) et économique (Johannesburg).
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Kingston - Basse ville |
Nous déambulons dans les rues rayonnant autour de King’s
street, l’artère principale. Cette avenue relie le front de mer à Parade, cœur
de la ville. Une bordure herbeuse plantée de quelques arbres avec des bancs
offre un refuge agréable pour contempler l’immense baie de Kingston à l’écart
du raffut de downtown. Parade, centre névalgique de la basse ville, accueille
le parc William Grant, rénové mi 2010. Une statue d’Alexander Bustamante, père
de l’indépendance jamaïcaine trône en son centre. Rebaptisée Sir William Grant,
en 1977 en l’honneur des activistes des droits des travailleurs, le parc est
agrémenté d’une fontaine et de quelques statues. Une forteresse bâtie en 1694
gisait autrefois à cet emplacement. L’activité bat son plein autour du
parc : magasins, terminaux d’autobus, ambiance assourdissante, klaxons,
embouteillages….
Dans l’imagerie populaire, le reggae évoque la Jamaïque
comme le jazz, la Nouvelle Orléans ou encore la salsa, Porto Rico. Nous sommes
désappointés de n’entendre aucun héritier de Frederick Toots, Bob Marley ou
Jimmy Cliff au coin de chaque rue. Le reggae né dans les rues des quartiers
pauvres de Kingston, au détour des yards du ghetto de Trench Town aurait-il
déserté Downtown ? J’en doute fort, peut-être aurions-nous dû nous risquer
hors des zones commerciales. Mais
eusse-t-il été bien raisonnable ? La capitale traîne une réputation de
ville ultra-violente et dangereuse. Les crimes sont toutefois localisés dans
des quartiers populaires situés à l’ouest de la ville comme Tivoli garden,
-théâtre des émeutes tragiques de juin 2010- ou les bidonvilles de Trench Town
et Jones Town. Tout au long de la journée nous n’avons croisé aucun touriste,
aucun « caucasien »(2) comme disent les Américains. Les
fans du reggae roots et dancehall se donnent plutôt rendez-vous en juillet et
août à Montego Bay et à Ochos Rios pour un grand festival annuel de musique
jamaïcaine.
En revanche, il n’est guère étonnant de ne croiser que peu
de partisans du rastafarisme qui ne compterait que 10% d’adeptes parmi les
Jamaïcains. Les dernières communautés vivent retirées dans les Blue Mountains à
l’écart de la vie urbaine. Ceux rencontrés chemin faisant étaient-ils de vrais
rastas pratiquants ou des rastas d’opérette ? Les dreadlocks en revanche
étaient bien réels. La plupart du temps
ces tresses aux proportions étonnantes sont pour des raisons de commodités,
enfermées dans des bonnets de laine(3), les tams, ou de hauts
couvre-chefs juchés telles de massives tours au sommet du crâne du rasta(4).
Impossible de se procurer un plan de la ville, le petit fûté aurait été bien utile mais je
l’ai oublié à bord…. Aussi après quelques heures passées à errer dans la basse
ville, la chanson Kingston de Bernard
Lavilliers en tête « 500 000 au
ghetto, un million dans la ville qui brûle en plein soleil, deux millions dans
une île juste au dessous du ciel…. », nous changeons de décor et
rejoignons en bus Uptown, la nouvelle ville. Le quartier n’offre aucun intérêt
touristique, nous ne nous y attardons pas, prenons place dans un bus à
destination de Port Antonio et attendons le départ. La Jamaïque s’appréhende
avec patience. Nous n’avons aucune contrainte horaire, Philéas n’appareillera
pas sans son équipage. Quelques quarante minutes plus tard le bus est bondé.
Les derniers marchands ambulants proposant boissons et en cas aux voyageurs déjà
installés, descendent et continuent leurs négoces par les fenêtres entrouvertes
jusqu’au départ du mini bus.
Le soleil commence à décliner lorsque nous arrivons
fourbus, le dos en compote, les oreilles bourdonnantes à Port Antonio. Nous
retrouvons avec délectation le calme et la sérénité de la marina.
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Parcours de Philéas de Haïti vers la Jamaïque |
Le surlendemain matin le cap est mis à l’ouest, sur
Montego Bay, seconde ville de la Jamaïque. « Mobay », pour les initiés, se déploie dans un amphithéâtre
protégé par des forêts qiu escaladent les collines. La baie est vaste, ourlée
d’une succession de plages de sable fin et cernée de nombreux récifs. Le yacht
club, très british est particulièrement bien fréquenté, le cadre et le service
y sont soignés. Notre intention est de visiter la ville et d’accomplir les
formalités de sortie de Jamaïque. Ici aussi les autorités viennent aux
plaisanciers mais… nous sommes au milieu du weekend pascal, nous allons devoir
attendre tout l’après midi leur venue et acquitter des frais conséquents d’overtime(5).
La visite de Montego Bay passe à la trappe et finalement
nous ne connaîtrons que le cadre huppé du Yacht Club devant lequel nous sommes
autorisés à mouiller pour 10 US$ par personne, pratiquement le prix d’une place
à quai à la marina de Port Antonio. Nous
disposons tout de même d’une connexion WIFI illimitée.
Etonnament les voiliers au mouillage dans la baie
s’apparentent davantage à des épaves qu’à des yachts chics et bien entretenus.
Difficile d’imaginer que leurs propriétaires fréquentent le club fermé et très
bourgeois du Yacht Club. La baie,
agréable et tranquille sied aux pélicans et frégates qui évoluent au dessus du
plan d’eau prêts à plonger pour remplir leur panier repas.
A l’issue de cette escale de découverte avortée, nous
levons l’ancre pour une destination très attendue : Cuba.
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(1) libre pratique : En arrivant dans un pays
étranger, le pavillon jaune « Québec » est hissé dans la mature. Il
indique aux autorités que nous arrivons d’un pays étranger, que le bateau est sain et que nous demandons la
« libre pratique » c’est-à-dire
l’autorisation d’entrer et de circuler librement dans le pays.
Dans les îles les autorités
font souvent une inspection phytosanitaire du bateau pour se préserver de
maladies véhiculées par les végétaux et, les viandes. En Jamaïque nous avons eu
droit à une inspection du réfrigérateur.
(2) personne de type occidental (blanc).
(3) rouge, jaune et vert. Les couleurs rastas : le
rouge pour l’église triomphant ou le sang versé en Afrique, l’or (jaune) pour la richesse de l’Afrique, le
vert pour les prairies d’Afrique.
(4) Les
rastas portent leur chevelure naturelle sans la coiffer ni la couper et
l’entretiennent avec des éléments naturels (l’aloé vera notamment).
(5) Overtime : temps travaillé hors des heures
d’ouverture.
Merci, Brigitte, de nous faire voyager avec PHILEAS !
RépondreSupprimerEt si tu faisais des billets un peu plus courts, mais plus nombreux, plus facile à digérer pour nous terrestres ?
Je sais, les connections wifi...
Bon vent et bons langoustes et mojito à Cuba !
KALINU