25 novembre, 14h00 un concert de
cornes de brume en « tut majeur» envahit les pontons de la marina. Le
départ du sextet de queue de MédHermione n’a rien de discret. Nous nous
époumonons mutuellement pour annoncer
notre appareillage collectif et saluer nos amis une dernière fois avant une
quinzaine de jours.
Nul besoin de faire l’appoint en
gasoil à la station de la marina, notre traversée Lanzarote-Cap Vert fut
intégralement effectuée sous voiles. En revanche, par précaution, nous
embarquons un bidon de 20 litres supplémentaires, les alizés ont parfois des
coups de blues et en oublient de souffler pendant de longues heures voire
pendant plusieurs jours. 100 litres d’eau douce en jerrican sont également
embarqués en complément aux 530 litres de nos réservoirs, nous ne sommes point
à l’abri d’impondérables prolongeant notre séjour en mer, une avarie par
exemple. Marin prévoyant ne te déshydratera
point.1
La silhouette de Sao Vicente
s’éloigne peu à peu, un dernier regard en arrière et nous sommes prêts pour notre
longue transhumance à travers l’Atlantique. Pendant
plusieurs heures nous restons à portée de vue et de VHF de nos camarades. La
nuit venue nous nous éloignons les uns des autres et effectuons une veille
attentive pour éviter toute collision. Au petit matin Philéas est seul au
milieu de l’immensité. Nous avons opté pour l’orthodromie contrairement au
reste du groupe qui a choisi l’option loxodromie proposée par leur logiciel de
navigation2.
Les premiers jours la mer
tourmentée et hachée nous ballotent sans ménagement. Nous nous félicitons
d’avoir proposé un patch contre le mal de mer à mon oncle Jean-Pierre qui garde
encore un souvenir bien désagréable de ses premiers milles parcourus dans l’archipel
du Cap Vert. Lorsque, enfin, la houle se discipline et que les mouvements
deviennent plus longs et moins brutaux il est complètement amariné et libéré de
son appréhension.
Un soir peu avant le dîner,
Christian installé dans le carré est interpelé par des sifflements étranges.
Nous prêtons l’oreille, les bruits s’intensifient et semblent venir de
l’extérieur. Intriguée, je monte dans le cockpit et distingue des formes noires
sautant autour de Philéas. Ce sont des dauphins. Ils s’en donnent à cœur joie
dans l’obscurité. C’est bien la première fois que nous sommes alertés de leur
présence par leur « vocalises ».
Durant les 500 premiers
nautiques, les voiles bien réglées ne nécessitent que peu d’intervention. Puis
des dépressions suivies des grains viennent perturber l’alizé et concentrent
toute notre attention. Les veilleurs scrutent le ciel prêts à réduire la
voilure avant l’arrivée des grains, d’abord nocturnes puis matinaux. Les jours
se suivent et ils s’invitent de plus en plus fréquemment. A mi-parcours ils
s’incrustent de l’aube au crépuscule. Le ciel est couvert, Philéas est
abondamment arrosé à moult reprises. Les cirés n’ont pas le temps de sécher.
Philéas fait preuve de coquetterie et change de garde-robes au gré des caprices
du vent : grand-voile haute, grand-voile avec un ris3,
grand-voile avec deux ris, grand-voile haute, génois tangonné, génois sans
tangon, trinquette…seul le spi reste dans son sac et attend la fin de la
tourmente. Qui parle de traversée sous le signe du soleil et d’un vent de
nord-est régulier ? L’organisateur de la transat nous aurait-il
menti ? Mon oncle relève que les conditions de navigation ne correspondent
pas au type de croisière proposé sur catalogue par le skipper de Philéas :
navigation tranquille sous alizés dociles.
Néanmoins il n’insiste pas mais uniquement par crainte d’être suspendu
en haut du mât pour rébellion !
Comme souvent, cuisiner à bord
relève de l’acrobatie. Aliments et ustensiles tentent de s’échapper au moindre
twist de Philéas. La position de la cuisinière n’est pas très gracieuse :
jambes écartées pour assurer un bon équilibre et éviter des chorégraphies
hasardeuses. Parfois les casseroles maintenues sur la gazinière par des clips
de fixation s’essaient malicieusement aux sauts d’obstacles. L’apesanteur est
de courte durée et l’atterrissage toujours brutal. J’ai pensé à me faire
greffer une paire de mains supplémentaires mais finalement il est plus simple
d’apprendre à jongler au cirque de la houle.
8 décembre 18h40 nous venons de
franchir la ligne imaginaire de la mi-distance entre Cap Vert et Grenade.
L’équipage masculin marque l’évènement en s’octroyant un « cuba libre4 ».
Je reste sobre, il faut bien que quelqu’un garde la tête froide !
Après la pluie, le beau temps. Le soleil et les
alizés sont enfin de retour, mais pour combien de temps ? Le spi bien
gonflé tire Philéas avec entrain. Les cirés et vêtements humides suspendus sur
les filières cassent la fière allure de Philéas filant au-dessus de 6 nœuds et
font penser à une journée de puces nautiques ou de grand nettoyage de
printemps. A chacun son interprétation !
Des puffins des Anglais et des labbes à longue queue, intrigués par ce grand déballage viennent satisfaire
leur curiosité.
Depuis quelques jours l’abondance
des sargasses vient freiner notre production énergétique : elles se
prennent dans l’hélice de notre hydro générateur. Nous sommes contraints de le
remonter très régulièrement pour le libérer de ces algues qui contrarient son
fonctionnement. Nous n’en avions pas rencontré si tôt lors de notre traversée en 2011. Mais pas de
doute nous sommes bien dans les 15° de latitude nord et non en mer des
Sargasses.
Sargasses |
Le réfrigérateur commence à se
vider, les lignes sont mises à l’eau. Après quelques heures d’attente une
dorade s’intéresse à notre leurre. Alain la ferre, elle est presque remontée
sur le pont mais Christian n’est pas assez prompt cette
fois dans le maniement de l’épuisette, elle s’échappe. Dommage ! Nous
attendrons la deuxième touche ; les dorades se déplacent toujours en
couple. Une séance d’entraînement à l’utilisation de l’épuisette est
immédiatement programmée pour tout l’équipage ! En début d’après-midi la
ligne se tend, l’épuisette est à poste, la coryphène n’a aucune chance, les
prédateurs salivent déjà. Le repas du soir est assuré. Elle est immédiatement
découpée en filets, la tête est rejetée à l’eau. Une vingtaine de minutes plus
tard, Jean-Pierre, de quart, voit passer un requin le long du bord probablement
attiré par l’odeur du sang. Etrangement toute envie de baignade s’évapore…
Treizième jour de mer depuis
notre départ du Cap Vert, les alizés tardent toujours à s’établir durablement. Un
jour sur deux nous essuyons des grains à répétitions. Nous scrutons le ciel
maculé de nuages. Des cumulonimbus menacent la sérénité de notre dimanche. Le
marais barométrique et la chaleur de la journée annoncent une soirée voire une
nuit agitée. En début de soirée des orages éclatent autour de nous, des éclairs
illuminent le ciel sporadiquement. Trois heures déjà que je surveille le ciel
et veille aux grains, la visibilité est mauvaise, seul le flash des éclairs perce
la couche brumeuse. 23h00, une heure avant la fin de mon quart, le vent
accélère subitement, je me hâte d’enrouler le génois avant l’arrivée du grain
et j’appelle du renfort pour réduire au plus vite la voilure. Trop tard, des rafales
s’abattent sur Philéas, le pilote automatique décroche, je me rue sur la barre
pendant que Christian prend des ris dans la grand-voile. Alain arrive à la
rescousse, la grand-voile est affalée finalement et la trinquette hissée.
L’orage est si violent que Philéas est difficilement manœuvrable. Pendant deux
heures nous prenons une allure de sauvegarde. Quand ça grogne chez Neptune l’équipage fait le dos rond et se
cramponne en attendant que l’orage passe.
L’aube annonce une journée plus
calme. La pêche reprend. L’alerte est donnée par Jean-Pierre qui remonte une
énorme dorade le long du bord. L’épuisette n’a pas le temps d’arriver que la
coryphène dans un sursaut de désespoir se décroche de l’hameçon et retrouve son
élément. Puis notre leurre est pris pour jouet par un petit requin qui
toutefois à la bonne idée de ne pas sectionner notre ligne. Jusqu’ici nous n’avions
jamais croisé de requin en navigation, mon oncle semble les attirer.
De plus en plus fréquemment notre
regard prend de l’altitude, non pas pour surveiller les nuages ou les voiles
mais distrait par l’évolution de fous de bassan et en soirée d’océanites
tempêtes. Tiens un oiseau au plumage inhabituel ! Séance d’identification,
les livres et les plaquettes sont
sortis. Le plumage brun tacheté de blanc, le bec blanc et jaune sont
caractéristiques d’un fou de bassan de trois ans. Les juvéniles sont de couleur
brun/noir et leur robe s’éclaircit avec l’âge pour devenir blanche, un peu
comme mes cheveux….
Fou de bassan |
Pour notre dernier jour de mer
avant l’arrivée, le soleil et les alizés, enfin installés sont au rendez-vous.
Jean-Pierre découvre après plus de deux semaines de navigation, les conditions
normales d’une traversée de l’Atlantique. Le spi tire Philéas avec entrain.
Grenade en vue |
Grenade est à portée de vue depuis l'aube.
Mon oncle, à l’affût depuis hier, est tout heureux d’annoncer à
07h00 du matin « terre, terre droit devant ! ». Ce soir il aura
droit à double dose de rhum, parole de skipper5
Le thazard en question |
Que souhaiter de plus ? Un poisson
pour améliorer l’ordinaire peut-être ! Si la cambuse est encore bien fournie,
les produits frais ont déserté le réfrigérateur depuis quelques jours. Vœux exaucé !
En début d’après-midi, je sonne l’alerte : un poisson à la traîne, vite apportez
l’épuisette ! Je ramène la ligne en veillant à bien ferrer la bête et en
gardant la tension.
Attention aux doigts |
Pas question de la perdre cette fois. Je rapproche la prise
de Philéas ; notre leurre a aiguisé l’appétit d’un beau thazard d’environ
80 cm. Notre épuisette est trop petite, toute tentative de remontée sur le pont
risque de se solder par un échec.
Pas de précipitation, nous n’avons pas dit
notre dernier mot. Nous le saisissons avec le croc et le halons sur le pont.
Attention aux doigts, les dents acérées de notre proie sont prêtes à mordre !
Le 12 décembre 2014 à 16h00,
heure locale, 89 jours après notre départ de Toulon et 2 157 nautiques
parcourus depuis notre appareillage du Cap Vert, nous hissons le pavillon de
Grenade et mouillons dans la jolie baie de True Blue. Un restaurant avec une
belle terrasse à colonnettes, suspendu au-dessus de l’eau borde ce mouillage
sympathique. Autour s’étend un complexe hôtelier avec cottages de charme. A l’entrée
de la baie une petite île avec des résidences de style british, très
harmonieuses, nous souhaitent la bienvenue.
Après le bleu de l’immensité de
la mer, le vert de la végétation luxuriante est une invitation à la découverte
de Grenade. Grenade, découverte par Christophe Colomb lors de son 3ème
voyage en 1498, fut baptisée « conception ». Plus tard des
navigateurs espagnols lui donnèrent son nom actuel comparant ses sommets
verdoyants aux montagnes dominant la ville andalouse de Granada.
Demain, après une bonne nuit de
sommeil, la 1ère depuis 17 jours non entrecoupée de quarts, nous rejoindrons la
marina de St George, la capitale de l’île et nos camarades de la flottille MédHermione.
17 jours de traversée |
1 Adage de l’auteure
2 L’orthodromie est un arc
de grand cercle qui suit la courbe terrestre alors que la loxodromie est une ligne
droite sur la carte qui coupe les méridiens à angle constant.
3 Prendre un ris :
manœuvre consistant à réduire la superficie de la voile hissée lorsque le vent
forcit ou en prévision de l’arrivée de grains. Sous les grains se produit un
phénomène de survente. A bord de Philéas nous pouvons prendre jusqu’à trois ris
dans la grand-voile et un ris dans la trinquette.
4 Cuba libre : cocktail
composé de rhum, coca cola et citron.
5 Dans la marine à voile, le premier à apercevoir la
terre après de longues semaines voire de longs mois de navigation était
récompensé par une double dose de tafia.
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