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mercredi 15 avril 2015

COUP DE CŒUR POUR CUBA

1ère épisode

Au terme de 160 nautiques Philéas aborde les eaux cubaines. Nous évitons de faire escale à Santiago, la marina jouxte une cimenterie et les jours venteux des dépôts viennent s’incruster sur le pont des bateaux entraînant des tâches pratiquement indélébiles. Pour notre premier rendez-vous cubain nous optons pour un lieu de choix : l’archipel des Jardins de la Reine situé à 80 km au sud de la province de Ciego de Avila dans la mer des Caraïbes. Sur 120 km s’étire une longue chaîne de mangrove et d’îles coralliennes, un parc maritime de 3800 km2 le plus souvent vierge d’habitants. La flore associe palmiers, pins et mangrove et la faune est  représentée par une intéressante diversité d’oiseaux : balbuzards pêcheurs, pélicans, bécasseaux, spatules et aigrettes. L’eau à la pureté inégalée recèle des récifs coralliens tout simplement splendides. L’accès aux Jardins de la Reine n’est pas aisé pour les voyageurs terrestres, nous sommes conscients d’être privilégiés. Nous jetons notre dévolu sur Cayo Anclitas et notre ancre en bordure de l’immense plage déserte. L’eau cristalline dévoile des fonds de sable et de coraux et appelle à la baignade. Nous sommes seuls dans cet univers où la nature a conservé tous ses droits. En milieu d’après-midi un mât pointe sa girouette à l’horizon, Aldébaran, de la flottille MédHermione nous rejoint. En annexe nous débarquons tous ensemble sur ce petit coin de paradis. A l’issue d’une longue séance de rafraîchissement, dans une eau avoisinant les 30°, nous arpentons la plage, avides de découvrir les secrets de cet îlot. Ici et là des conches, et de nombreux coquillages tapissent le sable, des crabes affolés s’enfuient à notre approche, une raie s’enfouie dans le fond sablonneux. Nous distinguons sur le sol de larges traces d’animaux que nous pensons être des empreintes d’iguanes. Nous apprendrons plus tard que des caïmans habitent l’île…

Nous tentons une approche à l’intérieur de cayo Anclitas mais la végétation est trop touffue pour y permettre une incursion. A la pointe nord l’île s’incurve et fait place à la mangrove. La faune et la flore changent d’aspect. Les oiseaux y abondent. Des balbuzards pêcheurs colonisent le sommet d’arbres que je ne sais identifier. Une raie prend un bain de soleil dans quelques centimètres d’eau. Impossible de s’aventurer davantage à pied nous rebroussons chemin et croisons des pluviers trottinant sur la plage.
premiè
De retour à bord nous avons la visite d’une embarcation avec trois cubains. Ils attendent muets à la poupe de Philéas. J’engage la discussion dans un espagnol encore hésitant. Nos visiteurs travaillent dans l’unique hôtel situé dans la mangrove de l’autre côté de cayo Anclitas. Ils viennent nous proposer des langoustes et prennent les commandes. Deux bonnes heures plus tard ils sont de retour et nous procédons au troc langoustes contre bières, et articles de première nécessité rares à Cuba : savons, rasoirs, crayons, cahiers, stylos, etc… Le soir même, installés dans le cockpit de Philéas, nous dégustons nos premières langoustes cubaines, face à un décor que les plus grands restaurants auraient bien du mal à égaler. Notre séjour se présente sous de bons auspices.

Nous appareillons le lendemain dès 8 heures pour couvrir les 70 nautiques qui nous séparent de Cienfuegos.

Cité maritime par excellence Cienfuegos s’élève autour de la plus grande baie naturelle du pays –88 km2-. Dans les années 1940, Benny Morré, musicien afro-cubain, dans sa chanson Cienfuegos, honore sa ville natale par « la ciutad que más me gusta a mi». (1) Je retrouve cette parole inscrite en lettre imposante sur un grand panneau planté à une extrémité du malecón, belle promenade bordant la baie.

L’une des cités les plus récentes de Cuba mais également l’une des plus homogènes du point de vue architectural, Cienfuegos est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2005.  La ville est divisée en deux parties distinctes : le centre, agrémenté de colonnades, qui abrite le Prado et le Parque Marti et Punta Gorda, une bande de terre qui s’avance dans la baie et renferme un ensemble de palais éclectiques du début du XX° siècle, certains comptant parmi les plus jolis bâtiments de l’île.

Cienfuegos fut fondée en 1819 par un Français, Louis de Clouet. Dans le cadre d’un projet visant à augmenter la population blanche de l’île, Louis de Clouet invita quarante familles de la Nouvelle Orléans, de Philadelphie et de Bordeaux à venir s’installer dans cette nouvelle ville, alors appelée San Fernandina de Jagua. La colonie fut détruite par un ouragan en 1821. Les colons reconstruisirent leurs foyers et peut-être par superstition décidèrent de rebaptiser la ville de son nom actuel, celui du gouverneur cubain de l’époque, José Cienfuegos.    

L’arrivée du chemin de fer en 1850 puis le déplacement à l’ouest de l’industrie sucrière à la suite de la première guerre d’Indépendance (1868-1878) favorisèrent l’éclosion de grandes fortunes dans la ville. Les riches négociants de Cienfuegos pour asseoir leur position sociale firent construire de somptueux édifices.


Le 9 avril Philéas s’engage dans un chenal interminable mais bien balisé, débouchant dans la grande baie de Cienfuegos. Il chemine entre des falaises, l’hôtel moderne Pascaballos à l’architecture peu esthétique et le Castillo espagnol construit en 1745 pour protéger les navires espagnols des pirates et des corsaires. A proximité du château se dressent des maisons marquées par le temps, des barcasses assurent le transport des habitants d’une rive à l’autre. Sur un imposant panneau placé à l’entrée du couloir d’accès,  l’inscription « Bienvenido Socialista » donne le ton.

De nombreux pêcheurs, le visage dissimulé sous leur chapeau, et installés sur des barques mouillées en file indienne semblent surveiller nos faits et gestes. Certains répondent à nos salutations d’un geste de la main.

 A peine atteignons-nous la baie que nous sommes invités à nous présenter au quai de passage pour y effectuer la longue série de formalités. Marlène du service Phytosanitaire ouvre le bal. Le stock de nos provisions est passé au peigne fin. Curieuse et intéressée elle nous questionne sur le contenu de certaines boites de conserve qu’elle regarde avec convoitise. En échange d’un sourire nous lui cédons quelques denrées (pâté, corned beef, tomate concentrée) qu’elle s’empresse de ranger dans son grand… sac à mains. Au cours de nos échanges elle nous conseille le restaurant de sa meilleure amie et nous en vante le menu. Trois jours plus tard nous croisons notre inspectrice sur le quai elle nous demande si nous avons honoré la table recommandée. Ses yeux s’illuminent lorsque nous confirmons qu’une dizaine de MédHermionistes s’y sont restaurés. Des dollars dans les pupilles, elle insiste « Avez-vous dit que vous veniez de ma part ? »  Aurait-elle droit à une petite gratification ? Amie ou jinetera ? (2). Le défilé à bord continue, l’adjoint de Marlène prend en charge la multitude d’imprimés à renseigner, puis un chien du service anti-drogue vient renifler le moindre recoin de Philéas sous la surveillance de son maître au visage fermé. Rien d’anormal à signaler. Ensuite vient le tour des garde-côtes. Ils s’installent confortablement dans le carré autour d’une bière, avec leurs gros croquenots noirs. J’intercepte une de leurs conversations en espagnol. Surpris et flattés par mon intérêt pour leur langue, ils engagent la discussion. Avant de quitter le bord, le chef s’approche de moi et sur le ton de la confidence sollicite ouvertement… du chocolat qu’il a dû voir dans notre réserve. Pour satisfaire tout ce petit monde, je fais cadeau à ces représentants de l’Etat de savons, rasoirs jetables, brosses à dents qu’ils se partagent avant de quitter le bord. Le plus jeune est tout fier de me montrer la photo de son fils. Je n’ai malheureusement rien à lui offrir si ce n’est un petit peigne.  

Nous sommes désormais autorisés à mettre pied à terre et invités à remplir un contrat de mouillage chez le maître de port. Son bureau est dénué de tout superflu : un bureau, deux chaises dont une pour le skipper et… une banquette qui a déjà bien vécu mais fait la fierté du maître des lieux. Un téléviseur à écran plat dénote dans cette pièce au mobilier vétuste. Les garde-côtes se satisfont d’un téléviseur plus ancien, probablement première génération !

Quant à notre « despacho »(3), autorisation de naviguer dans les eaux cubaines, il nous sera rendu à notre départ de Cienfuegos par les garde-côtes. Un visa nous est délivré pour une durée de 30 jours. Nous quittons le quai des douanes et mouillons à quelques centaines de mètres devant la marina. Les locaux de la marina sont vieillots et les infrastructures rudimentaires. La propreté des sanitaires laisse à désirer et l’eau ne parvient à la pomme des trois douches disponibles qu’avec parcimonie. Un bar, apparemment récent, offre aux plaisanciers des boissons fraîches tandis qu’un magasin sommairement achalandé propose surtout de l’eau, de la bière, un peu d’alcool, quelques rares boites de conserve et du café. Un service de laverie, bien pratique, centralise le linge pour un nettoyage en ville.

La marina est implantée à Punta Gorda, l’ancien quartier huppé de Cienfuegos avec ses maisons à bardeaux et ses palais à tourelles. De Philéas nous avons une vue directe sur le Palacio Azul surmonté d’une coupole et sur le Cienfuegos yacht club d’apparence très sélect. La ville distante de 3 km est accessible en empruntant le Malecón, promenade longeant le bord de la grande baie puis l’avenue Paseo del Prada, la plus longue artère de Cienfuegos. 

le malecon

Quantité d’édifices néoclassiques et des colonnes peintes dans des tons pastel, l’ensemble défraichi par le temps, bordent le boulevard.  Les installations électriques laissent perplexe. De surprenants mélis-mélos de fils s’enchevêtrent au sommet de poteaux avant d’aller alimenter les habitations en électricité. Visiblement les normes de sécurité sont inexistantes. Pour notre première sortie nous optons pour la marche à pied, propice à  l’observation de la vie quotidienne des Cienfuegueňos. 

anachronisme


Les routes de la ville sont de vrais musées en plein air. Des véhicules des marques américaines et soviétiques datant des années 1950 et dignes de pièces de collection y circulent en nombre. Il est difficile voire impossible de trouver des pièces détachées mais les Cubains ont une grande expérience dans la réparation de fortune et ils sont capables de miracles. J’évolue en plein anachronisme sans passer par une machine à remonter le temps…

Des bicis-taxis, vélos à trois roues munis de deux sièges derrière le conducteur nous interpellent et nous proposent leur service. Les calèches quant à elles n’empruntent que les rues secondaires, le plus souvent défoncées ; elles attendent le client à proximité de la zone piétonne ou des monuments historiques. Nous flânons à l’envi dans Cienfuegos en toute sérénité, Cuba à la réputation d’un pays où l’insécurité n’a pas cours. Quel contraste avec la Jamaïque !

Arc de triomphe
Le parc José Marti constitue le cœur du quartier historique. A son extrémité ouest un arc de triomphe commémore l’Indépendance cubaine. Un porche doré conduit à une statue en marbre de José Marti, homme politique et philosophe. Des édifices majestueux tous restaurés grâce aux fonds de l’UNESCO ceinturent le place : cathédrale de la Purisima concepción de 1829, théâtre Tomas Terry de 1887, le collège San Lorenzo de 1920, le palais de Gobierno pour ne citer que ceux-là. L’ancienne résidence de Louis Clouet, fondateur de la ville, transformée en boutiques de souvenirs y est le plus vieil édifice.

A proximité du parc une rue piétonne jalonnée de boutiques héberge un magasin d’alimentation d’Etat. Les Cienfuegueňos y font la queue à l’intérieur pour s’y procurer viande, farine et épicerie en fonction des arrivages. Dans les diverses échoppes rencontrées nous trouverons toujours à peu près les mêmes produits, le choix est limité. Cuba n’est pas l’endroit idéal pour parfaire l’approvisionnement du bord. En revanche le marché offre une grande diversité de fruits, de légumes et même de viande, principalement du porc et du poulet. Tous les morceaux sont proposés. La veille nous avons assisté au débarquement d’un camion de têtes de porc destinées à la vente. A l’entrée du marché des rabatteurs proposent des œufs par plaque de 30. Le prix annoncé en pesos convertibles(4) est  exorbitant.  Après négociation il est divisé par quatre. Ce marché parallèle très lucratif permet néanmoins de se procurer des produits difficilement trouvables. Nous partageons les œufs avec un autre voilier de la flottille. Dans une rue parallèle à la zone piétonne j’ai repéré une boulangerie. Là aussi il s’agit d’arriver au bon moment. Aux heures de fin de cuisson du pain elle est prise d’assaut et les clients trop tardifs n’ont aucune chance de s’en procurer. Ce fut notre cas la veille. Je m’enquiers donc de l’heure de disponibilité de la fournée en cours et me présente dix minutes avant pour grossir la queue d’attente déjà constituée sur le trottoir. 


 Pour des raisons pratiques Trinidad, à la réputation de cité coloniale la mieux conservée de Cuba, ne s’inscrit pas dans le programme de nos escales maritimes. Nous n’abandonnons pas, cependant, l’idée de nous y rendre par la terre. Renseignements pris auprès de l’agence d’Etat Cubatours, nous convenons d’une location de voiture avec chauffeur. A l’ouverture du bureau nous sommes devant la porte et patientons dix minutes, un quart d’heure, une demi-heure, personne… Un rabatteur nous propose un taxi que nous finissons par accepter après avoir négocié le prix au même tarif que celui pratiqué par l’agence et nous voici partis pour une heure et demi de route dans un véhicule affichant un nombre impressionnant de kilomètres au compteur, aux sièges défoncés et sans poignée à l’arrière pour ouvrir les vitres mais… il roule ! Notre trajet à l’intérieur du pays nous dévoile des paysages tantôt montagneux, tantôt des vergers. D’immenses plantations de manguiers bordent la route, je n’en ai jamais vu autant à la fois. Des crabes de terre prennent possession de la chaussée sporadiquement. A la nuit tombée leur nombre croît, ils s’affolent et il n’est pas rare qu’ils finissent écrasés. Notre chauffeur n’est ni très bavard ni très souriant, dans un souci d’économie de carburant il débraye systématiquement dans les descentes. Il nous laisse au centre de Trinidad et nous convenons d’une heure de rendez-vous pour le retour.

Au début du XIXème siècle Trinidad devint la capitale du Departamento Central. Des centaines d’exilés français s’y installèrent fuyant une rébellion d’esclaves à Haïti et mirent sur pied cinquante petites sucreries dans la proche vallée de los Ingenios au nord-est de la ville. Le sucre supplanta le cuir et le bœuf salé. Au milieu du XIXème siècle la région produisait un tiers du sucre du pays. Le décor architectural de la ville témoigne de l’opulence de cette période. 



Les guerres d’Indépendance sonnèrent le glas de cet âge d’or. Les plantations de canne à sucre furent dévastées par les combats. L’industrie ne s’en releva jamais.   


Sa renaissance Trinidad la doit au tourisme lorsqu’une loi pour la protection de la ville historique fut promulguée. Classée monument nationale en 1965 elle est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1988. Depuis elle attire un flot continu de visiteurs étrangers. Les rues pavées, les demeures d’époque, les églises imposantes et les cours fraîches distillent une atmosphère coloniale particulière. 


Toutes les rues de la ville mènent à la plaza Mayor, place entourée de quatre édifices imposants au cœur du centre historique. Elégante et distinguée avec ses tons pastel, elle concentre les plus belles demeures coloniales édifiées entre le XVIIIème siècle et le XIXème siècle par les grandes familles locales. Certaines sont transformées en galeries d’art ou en musées.

enchevêtrement de fils électriques

En dehors du centre historique et des endroits touristiques nous observons avec intérêt les scènes de la vie quotidienne. Le spectacle est dans la rue et ne cesse de nous surprendre à chaque instant ; des vendeurs d’aulx arpentant les rues, des cireurs de chaussures installés sur les trottoirs, des quartiers de viande suspendus en plein air chez le boucher du coin, des transports de charges lourdes par des ânes, des marchands ambulants de fruits et légumes,  des automobiles du début du XXème siècle faisant concurrence aux tricycles et aux calèches…





Les fils électriques sont, ici aussi, fixés de façon anarchique aux poteaux plantés le long des habitations. La ville semble être un chantier permanent ; des tas de gravats s’agglutinent ici et là sur le bas-côté des rues. Le dépaysement est total.








Au terme d’une journée de flâneries fort intéressantes nous quittons Trinidad avec des images insolites en mémoire.









Nous mettons à profit notre dernier jour d’escale à Cienfuegos pour nous approvisionner en produits frais et pour nous imprégner davantage encore de l’atmosphère si particulière de cette ville.






Nous appareillons pour Guano del Este le 15 avril dès la remise de notre despacho(1) par les garde-côtes. 
(suite de notre  séjour dans les épisodes 2 et 3  de la saga Philéas à Cuba)




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(1) la ville que je préfère
(2) Jinetera : rabatteuse.
(3) despacho : autorisation de naviguer dans les eaux cubaines
(4)  Deux monnaies circulent  à Cuba : le peso national (CUP) utilisé par les Cubains et le peso convertible (CUC) utilisé par les étrangers. Seuls les CUC peuvent être échangés contre une monnaie extra-nationale. Au marché   dans les magasins d’Etat et les boulangeries, seule la monnaie nationale a cours.   


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