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lundi 15 décembre 2014

UNE TROISIEME TRAVERSEE DE L’ATLANTIQUE POUR PHILEAS

25 novembre, 14h00 un concert de cornes de brume en « tut majeur» envahit les pontons de la marina. Le départ du sextet de queue de MédHermione n’a rien de discret. Nous nous époumonons  mutuellement pour annoncer notre appareillage collectif et saluer nos amis une dernière fois avant une quinzaine de jours.

Nul besoin de faire l’appoint en gasoil à la station de la marina, notre traversée Lanzarote-Cap Vert fut intégralement effectuée sous voiles. En revanche, par précaution, nous embarquons un bidon de 20 litres supplémentaires, les alizés ont parfois des coups de blues et en oublient de souffler pendant de longues heures voire pendant plusieurs jours. 100 litres d’eau douce en jerrican sont également embarqués en complément aux 530 litres de nos réservoirs, nous ne sommes point à l’abri d’impondérables prolongeant notre séjour en mer, une avarie par exemple. Marin prévoyant ne te déshydratera point.1

La silhouette de Sao Vicente s’éloigne peu à peu, un dernier regard en arrière et nous sommes prêts pour notre longue transhumance à travers l’Atlantique. Pendant plusieurs heures nous restons à portée de vue et de VHF de nos camarades. La nuit venue nous nous éloignons les uns des autres et effectuons une veille attentive pour éviter toute collision. Au petit matin Philéas est seul au milieu de l’immensité. Nous avons opté pour l’orthodromie contrairement au reste du groupe qui a choisi l’option loxodromie proposée par leur logiciel de navigation2.

Les premiers jours la mer tourmentée et hachée nous ballotent sans ménagement. Nous nous félicitons d’avoir proposé un patch contre le mal de mer à mon oncle Jean-Pierre qui garde encore un souvenir bien désagréable de ses premiers milles parcourus dans l’archipel du Cap Vert. Lorsque, enfin, la houle se discipline et que les mouvements deviennent plus longs et moins brutaux il est complètement amariné et libéré de son appréhension.

Un soir peu avant le dîner, Christian installé dans le carré est interpelé par des sifflements étranges. Nous prêtons l’oreille, les bruits s’intensifient et semblent venir de l’extérieur. Intriguée, je monte dans le cockpit et distingue des formes noires sautant autour de Philéas. Ce sont des dauphins. Ils s’en donnent à cœur joie dans l’obscurité. C’est bien la première fois que nous sommes alertés de leur présence par leur « vocalises ». 

Durant les 500 premiers nautiques, les voiles bien réglées ne nécessitent que peu d’intervention. Puis des dépressions suivies des grains viennent perturber l’alizé et concentrent toute notre attention. Les veilleurs scrutent le ciel prêts à réduire la voilure avant l’arrivée des grains, d’abord nocturnes puis matinaux. Les jours se suivent et ils s’invitent de plus en plus fréquemment. A mi-parcours ils s’incrustent de l’aube au crépuscule. Le ciel est couvert, Philéas est abondamment arrosé à moult reprises. Les cirés n’ont pas le temps de sécher. Philéas fait preuve de coquetterie et change de garde-robes au gré des caprices du vent : grand-voile haute, grand-voile avec un ris3, grand-voile avec deux ris, grand-voile haute, génois tangonné, génois sans tangon, trinquette…seul le spi reste dans son sac et attend la fin de la tourmente. Qui parle de traversée sous le signe du soleil et d’un vent de nord-est régulier ? L’organisateur de la transat nous aurait-il menti ? Mon oncle relève que les conditions de navigation ne correspondent pas au type de croisière proposé sur catalogue par le skipper de Philéas : navigation tranquille sous alizés dociles.  Néanmoins il n’insiste pas mais uniquement par crainte d’être suspendu en haut du mât pour rébellion !

Comme souvent, cuisiner à bord relève de l’acrobatie. Aliments et ustensiles tentent de s’échapper au moindre twist de Philéas. La position de la cuisinière n’est pas très gracieuse : jambes écartées pour assurer un bon équilibre et éviter des chorégraphies hasardeuses. Parfois les casseroles maintenues sur la gazinière par des clips de fixation s’essaient malicieusement aux sauts d’obstacles. L’apesanteur est de courte durée et l’atterrissage toujours brutal. J’ai pensé à me faire greffer une paire de mains supplémentaires mais finalement il est plus simple d’apprendre à jongler au cirque de la houle.

8 décembre 18h40 nous venons de franchir la ligne imaginaire de la mi-distance entre Cap Vert et Grenade. L’équipage masculin marque l’évènement en s’octroyant un « cuba libre4 ». Je reste sobre, il faut bien que quelqu’un garde la tête froide !

Après  la pluie, le beau temps. Le soleil et les alizés sont enfin de retour, mais pour combien de temps ? Le spi bien gonflé tire Philéas avec entrain. Les cirés et vêtements humides suspendus sur les filières cassent la fière allure de Philéas filant au-dessus de 6 nœuds et font penser à une journée de puces nautiques ou de grand nettoyage de printemps. A chacun son interprétation !  Des puffins des Anglais et des labbes à longue queue, intrigués par ce grand déballage viennent satisfaire leur curiosité.

Depuis quelques jours l’abondance des sargasses vient freiner notre production énergétique : elles se prennent dans l’hélice de notre hydro générateur. Nous sommes contraints de le remonter très régulièrement pour le libérer de ces algues qui contrarient son fonctionnement. Nous n’en avions pas rencontré si tôt  lors de notre traversée en 2011. Mais pas de doute nous sommes bien dans les 15° de latitude nord et non en mer des Sargasses.

Sargasses
Le réfrigérateur commence à se vider, les lignes sont mises à l’eau. Après quelques heures d’attente une dorade s’intéresse à notre leurre. Alain la ferre, elle est presque remontée sur le pont mais Christian n’est pas assez prompt cette fois dans le maniement de l’épuisette, elle s’échappe. Dommage ! Nous attendrons la deuxième touche ; les dorades se déplacent toujours en couple. Une séance d’entraînement à l’utilisation de l’épuisette est immédiatement programmée pour tout l’équipage ! En début d’après-midi la ligne se tend, l’épuisette est à poste, la coryphène n’a aucune chance, les prédateurs salivent déjà. Le repas du soir est assuré. Elle est immédiatement découpée en filets, la tête est rejetée à l’eau. Une vingtaine de minutes plus tard, Jean-Pierre, de quart, voit passer un requin le long du bord probablement attiré par l’odeur du sang. Etrangement toute envie de baignade s’évapore…   

Treizième jour de mer depuis notre départ du Cap Vert, les alizés tardent toujours à s’établir durablement. Un jour sur deux nous essuyons des grains à répétitions. Nous scrutons le ciel maculé de nuages. Des cumulonimbus menacent la sérénité de notre dimanche. Le marais barométrique et la chaleur de la journée annoncent une soirée voire une nuit agitée. En début de soirée des orages éclatent autour de nous, des éclairs illuminent le ciel sporadiquement. Trois heures déjà que je surveille le ciel et veille aux grains, la visibilité est mauvaise, seul le flash des éclairs perce la couche brumeuse. 23h00, une heure avant la fin de mon quart, le vent accélère subitement, je me hâte d’enrouler le génois avant l’arrivée du grain et j’appelle du renfort pour réduire au plus vite la voilure. Trop tard, des rafales s’abattent sur Philéas, le pilote automatique décroche, je me rue sur la barre pendant que Christian prend des ris dans la grand-voile. Alain arrive à la rescousse, la grand-voile est affalée finalement et la trinquette hissée. L’orage est si violent que Philéas est difficilement manœuvrable. Pendant deux heures nous prenons une allure de sauvegarde. Quand  ça grogne chez Neptune  l’équipage fait le dos rond et se cramponne en attendant que l’orage passe.  

L’aube annonce une journée plus calme. La pêche reprend. L’alerte est donnée par Jean-Pierre qui remonte une énorme dorade le long du bord. L’épuisette n’a pas le temps d’arriver que la coryphène dans un sursaut de désespoir se décroche de l’hameçon et retrouve son élément. Puis notre leurre est pris pour jouet par un petit requin qui toutefois à la bonne idée de ne pas sectionner notre ligne. Jusqu’ici nous n’avions jamais croisé de requin en navigation, mon oncle semble les attirer. 

De plus en plus fréquemment notre regard prend de l’altitude, non pas pour surveiller les nuages ou les voiles mais distrait par l’évolution de fous de bassan et en soirée d’océanites tempêtes. Tiens un oiseau au plumage inhabituel ! Séance d’identification, les  livres et les plaquettes sont sortis. Le plumage brun tacheté de blanc, le bec blanc et jaune sont caractéristiques d’un fou de bassan de trois ans. Les juvéniles sont de couleur brun/noir et leur robe s’éclaircit avec l’âge pour devenir blanche, un peu comme mes cheveux….

Fou de bassan
Pour notre dernier jour de mer avant l’arrivée, le soleil et les alizés, enfin installés sont au rendez-vous. Jean-Pierre découvre après plus de deux semaines de navigation, les conditions normales d’une traversée de l’Atlantique. Le spi tire Philéas avec entrain.  
Grenade en vue


Grenade est à portée de vue depuis l'aube.

Mon oncle, à l’affût depuis hier, est tout heureux d’annoncer à 07h00 du matin « terre, terre droit devant ! ». Ce soir il aura droit à double dose de rhum, parole de skipper5

Le thazard en question
Que souhaiter de plus ? Un poisson pour améliorer l’ordinaire peut-être ! Si la cambuse est encore bien fournie, les produits frais ont déserté le réfrigérateur depuis quelques jours. Vœux exaucé ! 

En début d’après-midi, je sonne l’alerte : un poisson à la traîne, vite apportez l’épuisette ! Je ramène la ligne en veillant à bien ferrer la bête et en gardant la tension. 

Attention aux doigts
Pas question de la perdre cette fois. Je rapproche la prise de Philéas ; notre leurre a aiguisé l’appétit d’un beau thazard d’environ 80 cm. Notre épuisette est trop petite, toute tentative de remontée sur le pont risque de se solder par un échec. 
Pas de précipitation, nous n’avons pas dit notre dernier mot. Nous le saisissons avec le croc et le halons sur le pont. 
Attention aux doigts, les dents acérées de notre proie sont prêtes à mordre !


Le 12 décembre 2014 à 16h00, heure locale, 89 jours après notre départ de Toulon et 2 157 nautiques parcourus depuis notre appareillage du Cap Vert, nous hissons le pavillon de Grenade et mouillons dans la jolie baie de True Blue. Un restaurant avec une belle terrasse à colonnettes, suspendu au-dessus de l’eau borde ce mouillage sympathique. Autour s’étend un complexe hôtelier avec cottages de charme. A l’entrée de la baie une petite île avec des résidences de style british, très harmonieuses, nous souhaitent la bienvenue.

Après le bleu de l’immensité de la mer, le vert de la végétation luxuriante est une invitation à la découverte de Grenade. Grenade, découverte par Christophe Colomb lors de son 3ème voyage en 1498, fut baptisée « conception ». Plus tard des navigateurs espagnols lui donnèrent son nom actuel comparant ses sommets verdoyants aux montagnes dominant la ville andalouse de Granada.


Demain, après une bonne nuit de sommeil, la 1ère depuis 17 jours non entrecoupée de quarts, nous rejoindrons la marina de St George, la capitale de l’île et nos camarades de la flottille MédHermione.



17 jours de traversée




1 Adage de l’auteure
2 L’orthodromie est un arc de grand cercle qui suit la courbe terrestre alors que la loxodromie est une ligne droite sur la carte qui coupe les méridiens à angle constant.
3 Prendre un ris : manœuvre consistant à réduire la superficie de la voile hissée lorsque le vent forcit ou en prévision de l’arrivée de grains. Sous les grains se produit un phénomène de survente. A bord de Philéas nous pouvons prendre jusqu’à trois ris dans la grand-voile et un ris dans la trinquette.
4 Cuba libre : cocktail composé de rhum, coca cola et citron.
5 Dans la marine à voile, le premier à apercevoir la terre après de longues semaines voire de longs mois de navigation était récompensé par une double dose de tafia.  

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