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vendredi 3 avril 2015

PHILEAS EN JAMAIQUE

Pas de grasse matinée pour l’équipage ce matin, le réveil est un peu difficile, une petite heure de sommeil aurait été appréciée. L’humidité de la nuit déposée sur le pont de Philéas n’a pas le temps de s’évaporer que déjà l’ancre est relevée. Nos voisins sont encore dans les bras de Morphée, Philéas glisse en silence vers la passe. Dans la baie Feret, la mer elle-même semble encore endormie : un vrai miroir. Seuls les pêcheurs sont déjà à l’ouvrage, nous les saluons au passage. Un dernier regard vers l’île à Vache qui s’éloigne doucement.

Aucune surprise, Éole souffle d’un secteur Est-Nord Est, sans conviction. Philéas revêt avec coquetterie sa robe légère bleue et blanche, le spi est hissé et se gonfle avec orgueil. Changement de tenue et de style pour la nuit, le génois tangonné prend le relais. Le ciel est dégagé. La constellation d’Orion veille au-dessus de Philéas. La lune prend son temps pour dévoiler son auréole lumineuse. Le sommeil, sournois, me guette, je lutte pour rester éveillée, je me débats, aucun feu de navigation à l’horizon qui pourrait fixer mon attention. Mes quatre heures de quart s’égrènent avec une lenteur inhabituelle… L’heure de la relève arrive enfin, le combat est terminé,  je plonge sans peine dans le pays des rêves.


Vers 13h00 la Jamaïque est à quelques encablures, nous franchissons le portail imaginaire et accostons à la marina de Port Antonio. Deux voiliers MédHermionistes et les autorités locales nous attendent : service phytosanitaire, douaniers, gardes-côtes défilent à bord. L’opération porte ouverte s’étale sur plusieurs heures. L’inspection de la cambuse ouvre le ban de cette grande revue administrative. Philéas et son équipage sont déclarés sains, nous pouvons mettre pied à terre, affaler notre pavillon de demande de libre pratique(1) et … saisir les stylos pour remplir les multiples formulaires réglementaires exigés par les différents services. Si les formalités monopolisent une bonne partie de l’après-midi, le skipper évite la contrainte de devoir se déplacer à l’autre bout de la ville. Tout s’effectue à bord, à la marina, les intervenants sont courtois et exécutent leur travail sans zèle excessif. Nous avons bien entendu pris soin de ranger soigneusement Philéas avant notre arrivée. Un intérieur présentable fait toujours meilleure impression qu’un bateau désordonné. 


Port Antonio est un port ravissant, lové dans un site calme et reposant. Harmonie, sérénité, langueur tropicale et parfum de colonialisme britannique, la marina possède un charme indicible, un peu hors du temps. La ville a conservé une architecture coloniale dont les plus beaux vestiges subsistent sur la colline de Tichfield jadis prisée pour sa vue plongeante sur la baie et pour sa fraicheur par les riches planteurs et négociants fortunés. 


Port Antonio

Au centre ville le contraste entre les restes de l’architecture géorgienne et les toits en zinc des bâtisses populaires est saisissant. Les rues grouillent d’une foule bruyante et indisciplinée. Assourdissante cacophonie de klaxons, d’éclats de voix, de musique disparate et déjantée à faire exploser les tympans, circulation anarchique –ici les conducteurs marseillais feraient figure d’enfants de cœur- envahissent continuellement les rues de Port Antonio et avec davantage d’intensité encore aux heures de pointe. Quel contraste avec la marina, véritable havre de paix où nous apprécions le silence après une journée dépaysante de vagabondage jamaïcain.


Kingston
Après une bonne nuit de repos, chaussés confortablement nous sommes prêts pour une rencontre avec la capitale. Kingston se situe à deux heures et demie de route de Port Antonio. Nous optons pour la formule immersion totale et empruntons les taxicos, bus locaux. Les passagers s’entassent au maximum sur les sièges et banquettes. Pas question de partir avec des places vacantes. Près de quarante personnes s’entassent dans le minibus prévu pour vingt-cinq. Formidable gestion de l’espace ! Serrés les uns contre les autres, les passagers coincés entre voisins de droite et de gauche, les sacs posés entre les jambes ou sur les genoux, ne peuvent espérer être mieux calés… Impossible de bouger sauf peut-être le petit orteil ! Mieux vaut ne pas être sujet aux crampes. Les strapontins défoncés menacent de s’écrouler. L’expérience n’est pas nouvelle pour nous, nous y avons goûté plusieurs fois dans les Antilles non françaises. En revanche pour Alain cette immersion est un baptême. Notre chauffeur emprunte la route côtière puis très vite pénètre à l’intérieur des terres. La route flirte progressivement avec la région des Blues Mountains plus arrosée encore que celles de la côte est. Plus de la moitié du pays dépasse 300 mètres d’altitude. De petites chaînes de montagnes s’étendent du nord au sud modulant le pays en une géographie tumultueuse. L’intérieur de l’île est sculpté par de profondes vallées à la végétation luxuriante et aux abondantes cultures de fruits tropicaux : papayes, fruits (de l’arbre) à pain, bananes, avocats, corossols, caramboles, anones… salade de fruits jolie jolie.

Notre parcours est ponctué de multiples arrêts dans les villages traversés. La plupart des passagers embarqués à Port Antonio se rend à Kingston. Les rares places se libérant sont immédiatement occupées. Le bus, déjà bondé, non seulement ne désemplit pas mais accueille des voyageurs contraints à rester debout derrière la porte en accordéon.

En fin de matinée nous atteignons Kingston. Construite dans la plaine fertile de Liguanea, la capitale, tumultueuse et très peuplée se déploie dans une vaste cuvette qui s’ouvre sur une large baie. Avant l’arrivée des premiers colons espagnols, la plaine de Kingston était peuplé d’iguanes d’où le nom de plaine Liguanea. Plus grande ville anglophone des Caraïbes, Kingston est dure et sans complaisance. Peu de choses subsistent de l’ancien passé colonial de la cité où se heurtent les genres (caraïbe, africain et américain). Avec ses 940 000 habitants qu’elle attire comme un aimant, l’agglomération concentre 25 % de la population jamaïcaine.

Kingston -downtown
Le nord ou uptown est notre premier contact avec Kingston, zone d’expansion de la ville rassemblant des quartiers résidentiels construits sur le modèle nord-américain. Maisons et condominiums au gazon impeccable et aux piscines rutilantes, d’allure insolente pour les ghettos, sont soigneusement protégés par de hautes grilles et souvent gardés. Une fois encore nous opérons une remontée dans le temps et retrouvons le même contexte qu’en Afrique du Sud.  Rien de nouveau sous le soleil des pays où cohabitent population aisée et pauvres « bougres ».
Galeries marchandes et centres commerciaux ultra-modernes et bien approvisionnés, boutiques de luxes fleurissent dans le new Kingston qui date tout de même de 1960 mais ne cesse de se moderniser.

A ce stade de notre trajet nous assistons médusés à une altercation fort animée –doux euphémisme-  entre notre chauffeur et les forces de l’ordre. Les policiers le saisissent violemment, l’extirpent de son siège et le poussent sans ménagement dans leur « panier à salade ». Les passagers protestent en paroles, j’entends ma voisine s’indigner : « ce n’est pas un animal ! » Son assistant en charge du paiement des billets tente de s’interposer et se retrouve à son tour « embarqué ». Nous nous retrouvons sans comprendre à 5 ou 6 km de notre destination, dans un bus immobilisé et entravant la circulation. Le conducteur d’un mini bus bloqué derrière nous prend les choses, enfin… le volant en mains, et gare notre transport en commun plus loin.
Nous restons indécis : Que faire ? Quel est donc le problème ? Ma voisine de devant m’explique enfin que notre chauffeur s’est arrêté sur un emplacement non autorisé. Réprimandé par un policier et pénalisé, il s’est emporté et a répliqué sans mesurer son langage. En Jamaïque les autorités ne font pas dans la dentelle, les contrevenants devraient le savoir.
Une demi-heure plus tard, finalement, notre chauffeur réapparaît quelques dollars jamaïcains en moins dans sa poche ! Nous poursuivons notre chemin vers le sud jusqu’au terminus, la basse ville.  Le changement de décor est poignant.

Kingstown - basse ville

Ancien centre ville historique, il a été réaménagé dans les années 1960 en zone de bureaux pour le transformer en quartier d’affaires et commercial. Cette rénovation a été remise en cause par la désertion progressive des entreprises et même par les bureaux du gouvernement qui lui préfèrent le cadre étincelant de New Kingston. Les bâtiments de la vieille ville, dont de nombreuses parties tombent en ruines, ne peuvent rivaliser avec le nouveau centre des affaires hérissé de hauts immeubles modernes aux façades de verre et d’acier. Les grands hôtels de la basse ville ont fermé, seuls s’y maintiennent quelques commerces et administrations.
Populaire et toujours bondé en journée le quartier et son centre névralgique vivent dans une agitation bruyante et un négoce permanent. Le quartier devient zone morte voire dangereuse dès la fermeture des échoppes. Chacun s’empresse alors de quitter cette partie de la ville qui a mauvaise réputation une fois le soleil couché. Mes amis lecteurs qui connaissent le centre ville de Pretoria ou de Johannesburg s’imagineront aisément l’atmosphère régnant à Kingston, un centre ville en tous points similaires aux capitales sud africaines administrative (Pretoria) et économique (Johannesburg).


Kingston - Basse ville
Nous déambulons dans les rues rayonnant autour de King’s street, l’artère principale. Cette avenue relie le front de mer à Parade, cœur de la ville. Une bordure herbeuse plantée de quelques arbres avec des bancs offre un refuge agréable pour contempler l’immense baie de Kingston à l’écart du raffut de downtown. Parade, centre névalgique de la basse ville, accueille le parc William Grant, rénové mi 2010. Une statue d’Alexander Bustamante, père de l’indépendance jamaïcaine trône en son centre. Rebaptisée Sir William Grant, en 1977 en l’honneur des activistes des droits des travailleurs, le parc est agrémenté d’une fontaine et de quelques statues. Une forteresse bâtie en 1694 gisait autrefois à cet emplacement. L’activité bat son plein autour du parc : magasins, terminaux d’autobus, ambiance assourdissante, klaxons, embouteillages….

Dans l’imagerie populaire, le reggae évoque la Jamaïque comme le jazz, la Nouvelle Orléans ou encore la salsa, Porto Rico. Nous sommes désappointés de n’entendre aucun héritier de Frederick Toots, Bob Marley ou Jimmy Cliff au coin de chaque rue. Le reggae né dans les rues des quartiers pauvres de Kingston, au détour des yards du ghetto de Trench Town aurait-il déserté Downtown ? J’en doute fort, peut-être aurions-nous dû nous risquer hors des zones  commerciales. Mais eusse-t-il été bien raisonnable ? La capitale traîne une réputation de ville ultra-violente et dangereuse. Les crimes sont toutefois localisés dans des quartiers populaires situés à l’ouest de la ville comme Tivoli garden, -théâtre des émeutes tragiques de juin 2010- ou les bidonvilles de Trench Town et Jones Town. Tout au long de la journée nous n’avons croisé aucun touriste, aucun « caucasien »(2) comme disent les Américains. Les fans du reggae roots et dancehall se donnent plutôt rendez-vous en juillet et août à Montego Bay et à Ochos Rios pour un grand festival annuel de musique jamaïcaine. 

En revanche, il n’est guère étonnant de ne croiser que peu de partisans du rastafarisme qui ne compterait que 10% d’adeptes parmi les Jamaïcains. Les dernières communautés vivent retirées dans les Blue Mountains à l’écart de la vie urbaine. Ceux rencontrés chemin faisant étaient-ils de vrais rastas pratiquants ou des rastas d’opérette ? Les dreadlocks en revanche étaient bien réels.  La plupart du temps ces tresses aux proportions étonnantes sont pour des raisons de commodités, enfermées dans des bonnets de laine(3), les tams, ou de hauts couvre-chefs juchés telles de massives tours au sommet du crâne du rasta(4).

Impossible de se procurer un plan de la ville, le petit fûté aurait été bien utile mais je l’ai oublié à bord…. Aussi après quelques heures passées à errer dans la basse ville, la chanson Kingston de Bernard Lavilliers en tête « 500 000 au ghetto, un million dans la ville qui brûle en plein soleil, deux millions dans une île juste au dessous du ciel…. », nous changeons de décor et rejoignons en bus Uptown, la nouvelle ville. Le quartier n’offre aucun intérêt touristique, nous ne nous y attardons pas, prenons place dans un bus à destination de Port Antonio et attendons le départ. La Jamaïque s’appréhende avec patience. Nous n’avons aucune contrainte horaire, Philéas n’appareillera pas sans son équipage. Quelques quarante minutes plus tard le bus est bondé. Les derniers marchands ambulants proposant boissons et en cas aux voyageurs déjà installés, descendent et continuent leurs négoces par les fenêtres entrouvertes jusqu’au départ du mini bus.

Le soleil commence à décliner lorsque nous arrivons fourbus, le dos en compote, les oreilles bourdonnantes à Port Antonio. Nous retrouvons avec délectation le calme et la sérénité de la marina.

Parcours de Philéas de  Haïti vers la  Jamaïque
Le surlendemain matin le cap est mis à l’ouest, sur Montego Bay, seconde ville de la Jamaïque. « Mobay », pour les initiés, se déploie dans un amphithéâtre protégé par des forêts qiu escaladent les collines. La baie est vaste, ourlée d’une succession de plages de sable fin et cernée de nombreux récifs. Le yacht club, très british est particulièrement bien fréquenté, le cadre et le service y sont soignés. Notre intention est de visiter la ville et d’accomplir les formalités de sortie de Jamaïque. Ici aussi les autorités viennent aux plaisanciers mais… nous sommes au milieu du weekend pascal, nous allons devoir attendre tout l’après midi leur venue et acquitter des frais conséquents d’overtime(5). 

La visite de Montego Bay passe à la trappe et finalement nous ne connaîtrons que le cadre huppé du Yacht Club devant lequel nous sommes autorisés à mouiller pour 10 US$ par personne, pratiquement le prix d’une place à quai à la marina de Port Antonio.  Nous disposons tout de même d’une connexion WIFI illimitée.

Etonnament les voiliers au mouillage dans la baie s’apparentent davantage à des épaves qu’à des yachts chics et bien entretenus. Difficile d’imaginer que leurs propriétaires fréquentent le club fermé et très bourgeois du Yacht Club.  La baie, agréable et tranquille sied aux pélicans et frégates qui évoluent au dessus du plan d’eau prêts à plonger pour remplir leur panier repas.

A l’issue de cette escale de découverte avortée, nous levons l’ancre pour une destination très attendue : Cuba.






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(1) libre pratique : En arrivant dans un pays étranger, le pavillon jaune « Québec » est hissé dans la mature. Il indique aux autorités que nous arrivons d’un pays étranger, que  le bateau est sain et que nous demandons la « libre pratique »  c’est-à-dire l’autorisation d’entrer et de circuler librement dans le pays.
Dans les îles les autorités font souvent une inspection phytosanitaire du bateau pour se préserver de maladies véhiculées par les végétaux et, les viandes. En Jamaïque nous avons eu droit à une inspection du réfrigérateur.
(2) personne de type occidental (blanc).
(3) rouge, jaune et vert. Les couleurs rastas : le rouge pour l’église triomphant ou le sang versé en Afrique, l’or  (jaune) pour la richesse de l’Afrique, le vert pour les prairies d’Afrique.
(4)  Les rastas portent leur chevelure naturelle sans la coiffer ni la couper et l’entretiennent avec des éléments naturels (l’aloé vera notamment).
(5) Overtime : temps travaillé hors des heures d’ouverture.  

1 commentaire:

  1. Merci, Brigitte, de nous faire voyager avec PHILEAS !
    Et si tu faisais des billets un peu plus courts, mais plus nombreux, plus facile à digérer pour nous terrestres ?
    Je sais, les connections wifi...
    Bon vent et bons langoustes et mojito à Cuba !
    KALINU

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